© Credits photo: cadet capela
Untitled Art Miami Beach 2022
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Pour sa présentation à UNTITLED, l’artiste conceptuel new-yorkais Emmanuel Massillon aborde le stand comme une platine. L’artiste abandonne ici le modèle traditionnel consistant à montrer une seule série d’œuvres d’art pendant toute la durée de la foire et présente à la place deux arrangements uniques, exposés respectivement pendant la première et la seconde moitié de la foire. En tandem, elles peuvent être métaphoriquement assimilées aux faces A et B d’un disque, la première étant généralement composée de titres à succès et la seconde de morceaux moins connus. De la même manière, A-SIDE est composée d’œuvres issues de plusieurs séries en cours, telles que les Dog Food Paintings, Sunflower Seed Paintings et Towers, tandis que B-SIDE est constituée de nouvelles compositions expérimentales.
Comme le suggère le titre, A-SIDE/B-SIDE, le processus de Massillon est fortement influencé par la musique, en particulier par les paroles et les logiques de composition du rap et du hip-hop contemporains. L’artiste analyse les morceaux de musiciens tels que Lil Baby ou G Herbo comme on se tourne vers les mots d’un poète pour y puiser un renouveau de sagesse. En outre, la musique ne sert pas seulement de lieu de galvanisation thématique pour Massillon, mais elle fait également partie de son processus en ce sens que l’artiste se considère comme un “master sampler”. Tout comme un producteur peut reprendre le rythme, la mélodie ou les paroles d’une chanson préexistante et les distordre pour servir de base à un nouveau morceau, Massillon “échantillonne” et refaçonne des éléments de chacune de ses influences qui, outre la musique, comprennent ses expériences de l’enfance dans les quartiers défavorisés de Washington D.C. et l’héritage esthétique du Sud noir-américain.
Alors que le glanage de contenu artistique est généralement qualifié d’inspiration, la compréhension unique et introspective que Massillon a de son processus en tant que « sampling » positionne sa pratique comme une série de citations, dans laquelle il rend hommage à une litanie de périodes, de lieux et de personnes qui l’ont façonné. Ce faisant, il reconnaît son vécu ainsi que le contexte duquel il émerge comme des sites d’études dignes d’intérêt et comme des microcosmes qui reflètent un continuum plus large, se rattachant ainsi à des lignées qui sont à la fois politiques, en lien avec l’histoire de l’art et profondément personnelles.
A/SIDE met en lumière la manière dont Massillon utilise les matériaux pour attirer l’attention sur la façon dont nous mesurons le progrès politique. Les peintures Dog Food empruntent de l’artiste Bill Traylor, qui a maintenu une pratique artistique active pendant et après son esclavage. Au delà du fait qu’il peignait souvent des chiens, Traylor est pertinent pour Massillon en raison de l’acharnement avec lequel il s’est efforcé de s’exprimer dans des conditions impossibles. En outre, comme dans ses précédentes peintures Dog Food, celles présentées ici évoquent l’instrumentalisation des chiens par le gouvernement américain pour terroriser les manifestants en faveur des droits civiques dans les années 1960. Les toiles endossent leur texture boursouflée grâce à l’application par l’artiste de nourriture pour chiens (« dog food ») qui est également un terme familier pour désigner l’héroïne. En combinant des images de chiens avec de la vraie nourriture pour chiens, ces œuvres évoquent la façon dont l’épidémie d’opioïdes des années 1980 a ciblé les communautés noires ou, en d’autres termes, les a “jetées aux chiens” et, à son tour, a gravement compromis l’accès aux droits prétendument gagnés au cours des deux décennies précédentes.
De même, ses Sunflower Seed Paintings pointent dans plusieurs directions à la fois. Les graines de tournesol se superposent à des reproductions d’images de masques africains et servent à indexer la prévalence des déserts alimentaires dans les centres-villes ainsi que les funérailles de l’héritage africain. Il montre ici comment les communautés noires ont été coupées d’au moins deux types de nourritures fondamentales pour le développement humain : une alimentation saine et la connaissance de ses origines. De même, Religious Relics, la plus récente tour de l’artiste, montre comment le christianisme a servi d’outil pour subjuguer psychologiquement les Noirs américains. Pour cette œuvre, Massillon, qui a appris à sculpter le bois auprès de son arrière-grand-père, a créé une figure bicéphale qui trône au sommet de la tour et évoque la façon dont une force considérée par certains comme bienveillante peut aussi être utilisée à des fins brutalement destructrices.
B-SIDE, en revanche, montre comment les citations opèrent dans les titres des œuvres, qui sont généralement détournés d’expressions familières que nous pourrions appréhender comme les “paroles” de notre conscience collective. Voir, par exemple, Silver Spoon qui dépeint une tête en bois au visage sévère reposant sur un ustensile carbonisé. Le titre fait référence à la bourgeoisie “nourrie à la cuillère en argent”, tandis que l’œuvre incarne formellement la façon dont l’héroïne est chauffée pour être consommée. Ici, Massillon évoque à nouveau l’empire de l’épidémie d’opioïdes sur les quartiers défavorisés et, plus généralement, la manière dont la force économique de la classe supérieure américaine s’est longtemps faite au détriment de la liberté économique des Noirs.
Wolf in Sheep’s Clothing, un coyote empaillé recouvert d’une enveloppe de coton brut, tire son titre d’une expression utilisée pour désigner des entités pernicieuses qui se font passer pour inoffensives. Si le coton est doux au toucher, il porte aussi les traces émotionnelles de sa participation à la traite transatlantique des esclaves, qui a été l’épine dorsale de l’économie américaine. En recouvrant le coyote de coton, la sculpture devient le symbole de la réticence de notre nation à affronter sincèrement son passé.
Pour plusieurs autres œuvres présentées dans B-SIDE, les récits conceptuels qui les animent sont directement inspirés de l’éducation de Massillon. Par exemple, Nothing But Net fait référence à la croyance omniprésente selon laquelle le fait d’exceller sur le terrain (de basketball) permettrait de sortir sainement du quartier. Voir aussi Step or Get Stepped On qui fait un clin d’œil à la notion selon laquelle il faut affirmer sa domination ou risquer d’être dominé par un autre, ce qui inhibe les possibilités d’établissement de réseaux de soins mutuels dans les communautés noires.
En somme, la vision de l’artiste pour le stand de la foire, aussi bien que sa pratique plus largement, s’inscrit clairement dans la lignée de ce que la théoricienne Saidiya Hartman a appelé “waywardness” (égarement). Hartman écrit : “L’errance est une pratique de la possibilité… Elle n’obéit à aucune règle et ne respecte aucune autorité… C’est une exploration permanente de ce qui pourrait être ; c’est une improvisation avec les termes de l’existence sociale, alors que ces termes ont déjà été dictés”. En substance, être marginal, c’est incarner l’audace en tant qu’éthique, ce que peu de gens font avec autant d’exubérance que Massillon.
Camille Bacon