© Credits photo: Thomas Marroni
Wait, Just Hear Me Out!
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« L’art conceptuel, pour moi : c’est faire le choix de la liberté. » Emmanuel Massillon, jeune artiste afro-américain, né à Washington DC en 1998, n’a de cesse de mettre en pratique son précepte, tel un mantra protecteur. Surtout ne rien s’interdire. Et à l’inverse, abaisser les frontières, s’autoriser tous les médiums : peinture, sculpture, photographie. Ne pas hésiter à les mêler au cœur d’une même œuvre — ses toiles combinent aussi bien des éléments sculptés que des visions, du bois, du textile.
Ce choix conceptuel, Emmanuel Massillon l’explique de plusieurs manières. D’abord par un rejet du figuratif qui domine l’époque. Et la scène afro-américaine en particulier. « Je ne me suis pas reconnu dans ces tableaux qui propagent une vision romantique de la figure Noire. J’admets leur importance, mais je veux propager autre chose. »
Cette « autre chose » — loin d’une figure rêvée, plus proche d’un réel vécu, expérimenté — c’est d’abord une tension, une force. Emmanuel Massillon mêle son histoire, la mémoire quasi sensorielle de son enfance, à des morceaux de l’Histoire américaine — de la guerre de Sécession aux ghettos de l’innercity, de la colonisation aux déchirements d’une Amérique qui n’a eu de cesse de mettre au ban ses minorités.
« Tout ce qui transparaît dans mes œuvres jaillit de mon vécu. » Et on pense à l’exigence d’un Lautréamont dans les Chants de Maldoror pour qui l’encre des mots inscrits sur la page blanche se doit d’être passée par le sang.
Emmanuel Massillon assemble des morceaux d’existences : la sienne d’abord — souvenirs d’enfance, d’école, de lycée, de rue, où l’on entend résonner le hip-hop et les sirènes de police — et celles de toute une communauté. Il s’identifie au hip-hop et particulièrement aux beatmakers et à leurs samples. En musique, sampler c’est prendre d’anciennes compositions pour en forger de nouvelles. Emmanuel Massillon sample les archétypes de l’Amérique. Il les détourne et les saborde. Il met à jour leur part maudite. Et façonne sa voix propre, entre humour ravageur et chant d’espoir. Il fonde ainsi ses propres archétypes.
Il joue avec les clichés du rêve américain. Comme avec l’installation Easy transition, où les uniformes de l’école publique font face à ceux de la prison, rappelant cette théorie du « school to prison pipeline » : les dress code, et autres règlements du système scolaire, favoriseraient le passage des bancs de la classe à ceux d’une cellule.
Même la matière, si diverse, des œuvres d’Emmanuel Massillon devient politique. Comme lorsqu’il utilise de la poussière orange de Cheetos pour recouvrir la toile, tel le pigment éclatant d’un peintre de la Renaissance. Cette junk food est la préférée des quartiers pauvres où les grandes chaînes de supermarchés ne veulent pas s’installer par manque de consommateurs. Dans ces food desert, Emmanuel Massillon a vu les populations devenir accros au sodium par excès de produits bas de gammes trop salés. Il dénonce cette nouvelle dépendance dans le titre de toute une série de son œuvre : Sodium craving…
Car Emmanuel Massillon fait également résonner dans les titres de ses œuvres sa puissance poétique. Jeu de mot, argot de la rue — slang — les titres donnent à voir les influences multiples de l’artiste. Comme cet Inner City Angel : figure biblique du basketteur qui échappe au déterminisme social… « Car les jeunes noirs des quartiers pauvres croient encore que seul le basketball peut les faire sortir de la rue… » Ou encore la série « Dog food » qui rappelle que le corps noir fut longtemps broyé par les chiens policiers avant de s’autodétruire dans la consommation de dog food, surnom de l’héroïne.
Emmanuel Massillon frappe fort. Et n’hésite pas à affronter les sujets tabous. Il sculpte lui même d’antiques masques africains et autres fétiches. Il leur ajoute une arme ou une blessure — un clou rouillé — voire une cage — un filet de pécheur emmêlé. Ainsi il réinvente sa propre ascendance. Et comble les trous de mémoire d’une diaspora afro-américaine, née de l’esclavage et des colonies, mais qui a fini par oublier le continent originel pour un rêve Américain au rabais et excluant.
L’artiste lui même fut nommé Emmanuel par ses parents en hommage à ses ancêtres haïtiens : première colonie d’esclaves à s’être rebellée contre le système.
Pour résister : se faire entendre. Arracher la parole interdite. Élever la voix pour mieux dénoncer. Comme le scande le titre de le l’exposition — « Wait, just hear me out ! »
C’est la voix qui semble unir les œuvres de Massillon. Une voix qui provient de loin, de quelque chose d’enfoui, des entrailles et de la mémoire. Mais une voix qui porte.
Boris Bergmann