La peur du manque

© Courtesy of Ken Sortais and cadet capela
© Credits photo: Thomas Marroni

Ken Sortais

29 mai — 22 juin 2021

54 rue Chapon, 75003 Paris

Une figure boursouflée et totémique, personnification ultime et mythologique du vol tient les murs de la maison Cadet. Ses origines de dieu lune lui valent le surnom de « celui qui gonfle dans la clarté ». C’est le patron des voleurs, le fils alchimique, le messager au pétase et au caducée qui conduit les âmes des morts aux enfers : Hermès.

« Il est gros, il est gras, il me le faut. C’est un bébé de 230cm. » Depuis plusieurs années de pratique du moulage clandestin dans l’espace public, essentiellement ciblée sur l’art statuaire, je lorgne via internet les marbres et les pierres de taille de cet animal. La peur du manque sonne comme un appel, l’heure est venue de me faire un trophée de ce spécimen rare. Un lundi, à 20h00, je prends un train pour Bruxelles avec l’objectif de réaliser en cinq nuits une empreinte au latex de la statue, des pieds à la tête. À mon arrivée sur les coups de 00h00 et après un passage rapide chez un ami, je rejoins le parc Royal de la ville pour commencer le travail dès le premier soir, sans même savoir où se trouve ma proie. À 01h00 du matin je suis sur place devant les grilles, ouvertes. « Pas bon » je me dis, malgré le couvre feu ça doit zoner à l’intérieur. À l’entrée le long du mur il y a un énorme trou, sorte de fosse en jachère dont je ne distingue pas le fond. Inquiétant. J’emprunte l’axe central du parc, entrecoupé d’allées transversales qui morcellent le paysage en buttes basses où la végétation abonde. Idéal pour se cacher. Je m’enfonce dans un de ces bosquets, à la recherche d’Hermès.

Quelques minutes plus tard, j’entends au loin des hurlements et tente de remonter à la source, guidé par la très désagréable musique. Je découvre la bête, un ivrogne à la démarche zombiesque. Il crie sans interruption le prénom d’une femme, Ophélie. Il crie très fort. À côté de lui, elle est là, la statue d’Hermès. J’étudie la situation. J’attends que le zombie s’éloigne et escalade le socle haut de trois mètres environ. Mais le zombie revient, il tournoie autour de la statue, attiré comme un aimant. Nous sommes très proches mais il ne me voit pas. Il continue son cirque et vocifère de plus belle, ça dure. Tout à coup, il s’agenouille en plein milieu de l’allée centrale et les bras ouverts vers le ciel il s’égosille de toutes ses tripes dans un désespéré « doudouuuuuuuu ». Ce pauvre bougre va attirer l’attention, je ne peux pas commencer le travail. À ce moment la situation dégénère car je commets une erreur. Perdant patience devant ce spectacle tragi-comique, je décide de m’adresser au zombie par un inamical « bouge ! ». L’homme s’arrête et marque un silence d’une dizaine de secondes. Je recommence : « bouge ! ». Cette dernière sommation déclenche la fureur du poivrot qui, sans distinguer la provenance de l’interpellation, ni donc ma présence, se lance dans une violente logorrhée d’injures dans un patois inaudible, dirigée vers le vide tout autour de lui. Je sature et attaque la première couche sur la statue, bercé par le chant de mon errant qui s’épuise au bout d’une vingtaine de minutes et s’en va, bon débarras ! Quand enfin je me crois tranquille, je devine au loin les phares d’une voiture qui avance lentement sur l’allée principale et dans ma direction, c’est la police. Ni une ni deux je me cache derrière le corps d’Hermès sans quitter des yeux le véhicule qui s’approche. Il passe à quelques mètres de moi et termine son tour de rôde. J’ai une bonne intuition, je me sens protégé par l’aura de mon voleur de pierres.

Le lendemain soir, je pénètre dans le parc pour attaquer le passage des nouvelles couches de latex. Progressant sur mes gardes dans un bosquet, je croise un type sur un banc que je salue brièvement et passe mon chemin. Il me suit. Au bout de quelques secondes je me retourne et lui dis « je peux vous aider ? ». Silence, il me regarde fixement, à dix mètres. Je tourne les talons et retrouve Hermès. Une heure plus tard, perché sur mon socle en plein travail, je revois le type du banc, il va et vient entre les bosquets. Un autre type en pantalon militaire fait le piquet un peu plus loin en fumant une cigarette. Je commence à comprendre, le parc est un lieu de rencontres nocturnes ; et si ces hommes n’étaient pas là la veille c’est parce que l’ivrogne gueulait trop fort. Du haut de mon mirador, j’assiste toutes les nuits suivantes à la même chorégraphie, apercevant pantalon militaire chaque soir. Pendant que je badigeonne de latex le cul de mon gros bébé, ça s’attrape dans les fourrés, le parallèle me plaît. Moulage et plaisir à la dérobée, ici nous sommes dans le même camp, celui des furtifs qui bravent le couvre-feu pour assouvir leur pulsion créative et sexuelle, les deux vont de pair. Le samedi au petit matin le travail est terminé, j’ai réussi, j’ai fabriqué et dérobé la peau du roi des bonjouriers et je rentre à Paris.

Je suis dans le train, Hermès est confortablement installé dans mon sac à dos ; comme dans un berceau, celui qu’il a quitté, à peine né, pour subtiliser le troupeau de bœufs de son frère Apollon. Il sera démasqué, et pour s’excuser de son forfait rôtira une partie du bétail au cours d’un banquet olympien.

L’idée de m’approprier et de déformer cet épisode mythologique germe dans mon esprit. J’imagine deux personnages pour servir mon propos : Tromek et Mercube. Tromek divague dans Paris, c’est un jeune homme proche de la créature, obsédé par la nourriture qu’il vole et absorbe dans une boucle qu’on pourrait croire infinie. Sa faim le mène jusqu’à son maître, Mercube, qui lui cuisine un steak sur le toit d’une ancienne fonderie d’or à Ivry en compagnie d’Apollon et de ses dames en tenue de latex. Imposteur alcoolique et insolent, grimé en Hermès nain, Mercube abuse de Tromek en le droguant afin de l’endormir pour lui faire les poches. 

Si les vices de ces deux personnages sont contenus dans l’obscurité de la salle de projection de la galerie Julien Cadet, ils se dilatent et se propagent à la lumière des néons des autres salles. Silène, satyre décadent et « fils d’Hèrmes », monte la garde. Tromek est en perdition, son corps tout en excroissance est malmené par la mauvaise digestion d’un trop plein de cochonneries ingérées, conférant à sa mutation des airs d’un Tetsuo de fin d’Akira. Chaussures et blouson en cuir s’accrochent vainement à sa chair comme des fragments de celui qu’il a été. La crème chantilly sort de tous ses pores. Sa tête surdimensionnée a été prélevée à Bruxelles aussi ; c’était le visage d’un autre bambin, allégorie de la navigation qui accompagnait Hermès sur son socle dans le parc Royal. Pendant que Tromek boit la tasse dans les bains acides de son propre estomac, les matières organiques qui le rongent tout en le façonnant se répandent dans tout l’espace de la galerie, pour former une série de bouches béantes, voraces et menaçantes. Trois silhouettes fantomatiques en plâtre emprisonnées dans des pans de mousse tentent une dernière respiration face à cette scène de désolation. Conçues à partir d’images extraites de la vidéo, on distingue les contours d’un Tromek du temps où il était encore humain, au milieu de formes biscornues évoquant des restes de nourritures et de parties de corps.

Bébé Hermès triomphe et jubile, mais il est l’heure de mettre fin à cette mascarade. Il pose la main sur son caducée qui fait naître le sommeil, et Tromek s’endort.

Ken Sortais