Jamais Vu, Déjà Vu

Elaine Stocki
© Courtesy of Elaine Stocki, Night Gallery and cadet capela
© Credits photo: Thomas Marroni

Elaine Stocki

25 novembre 2023 — 13 janvier 2024

54 rue Chapon, 75003 Paris

Les souvenirs sont des nuages. Ils se forment et se dispersent, se regroupent, s’étendent et passent. Connaître le passé, c’est s’engager dans une version de ces schémas étranges, fondamentaux pour nos vies intérieures, pourtant aléatoires, non fixées par la nature. Le désir de comprendre erre entre l’expérience et le souvenir, l’esprit greffant des images partielles les unes avec les autres. Ce qui matérialise une imitation de textures, nous maintenant en contact avec la réalité pendant que l’imagination fait lentement son travail d’abstraction. C’est l’effet banal et miraculeux du temps ; simultanément une exposition et un éloignement qui, quelque part, créent la connaissance de soi.

​Avoir vu est une déclaration de l’absolu : quelque chose a été rencontré. Mais lorsque le lien entre la mémoire et la perception est rompu - même brièvement - nous perdons la stabilité de ce que nous savons. La psychologie occidentale emprunte les termes « jamais vu » et « déjà vu » au français, pour décrire l’impression d’une situation illusoirement familière, pourtant irréelle. Bien qu’opposés, ces deux phénomènes évoquent un état d’amnésie, où nous pourrions contourner la certitude du temps passé et entrer dans un champ de possibilités entrelacées. Lorsque les paramètres de la réalité sont dissociés, que peut-on dire de la vision et de sa signification telle qu’elle émerge ?

​Cette question est l’une des nombreuses qui traversent l’exposition Jamais Vu, Déjà Vu de Elaine Stocki. Dans l’ensemble de sa pratique, Stocki travaille dans un registre intuitif, du matériau en tant que métaphore, intégrant les qualités tactiles du lin, de l’aquarelle, du velour, de l’huile, et de la toile dans des expérimentations vives en couleurs et en compositions. La tresse apparaît comme un motif approprié; des fils indépendants se regroupent pour ensuite se séparer, encore et encore, dans  une prédiction et réaction rythmique. La main de l’artiste apparaît dans les points et les coutures. L’esprit vacille, les saisons se succèdent.

​Les intérêts esthétiques de Stocki convergent de manière frappante dans l’œuvre « December ». Basée sur une photographie prise par l’artiste, la peinture capture une femme âgée allongée sur son lit, enveloppée de couvertures. Son expression placide se situe quelque part entre une ampoule et le spectateur. Les souvenirs pourraient résider dans les rides de son visage et dans la source de lumière nue, comme si elle regardait à la fois vers le futur et dans le passé. Cette femme à l’hiver de sa vie, est contrastée par « May », où la féminité exagérée trouve un accord formel avec la forme arquée de la toile. Il y a certainement une logique de photographe à l’œuvre dans les deux peintures. Des images apparemment disparates suscitent des significations les unes des autres, comme un double memento mori.

​“Late Summer” distille l’idée d’une arrivée et d’un départ. Les pièces de velours et de toile qui l’entourent fonctionnent comme une ouverture, travaillant de concert avec la scène centrale, pour évoquer le mouvement incessant du temps. Cet effet enveloppant devient plus étrange dans “Night of the Hunter”. À mes yeux, l’opacité du velours noir vise à obscurcir plutôt qu’à encadrer. Stocki réduit le champ visuel à une scène d’enclos solitaire, imprégnée du potentiel narratif d’un arrêt sur image.

​Le processus de Stocki et les peintures finales sont empreints d’un sentiment de mystère. Les thèmes et les images se révèlent souvent à elle au cours de la création de l’œuvre, une peinture donnant naissance à la suivante. Regarder, alors, c’est participer à la création de sens, cet acte silencieux qui se déroule en continu. Quand un souvenir pourrait-il se révéler entièrement ? Jamais, déjà, Stocki appelle depuis le crépuscule.

Jayne Pugh